Se donner sans se brûler

Dans les résultats d’une enquête menée par l’IFOP en 2022 sur l’impact de la pandémie de Covid-19 concernant l’engagement bénévole des Français, on peut lire :

Au bilan par rapport à 2019, le secteur associatif a perdu environ 15% de ses bénévoles ; certains ayant interrompu leur engagement (27 %) ; d’autres ayant décidé de s’engager à l’occasion de la pandémie (9 %). Aujourd’hui, la proportion de Français actifs dans une association est de l’ordre de 20%, et celle des bénévoles, agissant chaque semaine, est dangereusement passée de 10 %, en 2019, à 8 % en 2022.[1]Enquête commandée par Recherches et Solidarités : https://recherches-solidarites.org/wp-content/uploads/2022/03/LFB-etude-24-05-2022.pdf

En conséquence, les dirigeants associatifs et les bénévoles toujours engagés font de l’engagement de nouveaux bénévoles (ou du retour des bénévoles qui se sont désinvestis) une préoccupation prioritaire.

Même si l’enquête ne s’intéresse pas à la situation des Églises, on peut avancer que nos communautés ne font sûrement pas exception à ce désengagement partiel des différents services (pour les Églises, on parlera plutôt de service que de bénévolat, pour mettre l’accent sur l’utilité commune, plutôt que sur le caractère volontaire du travail accompli ; voir 1 Co 12.7).

Comment expliquer et comprendre ce désengagement, et quel regard éclairé par la Bible y porter ? Face à l’amplification du désengagement, et peut-être aussi face à une transformation du rapport à l’engagement, qu’est-ce que le Seigneur nous appelle à vivre ?

Expliquer et comprendre ce désengagement : deux pistes

Deux concepts, certainement parmi d’autres, peuvent nous aider me semble-t-il à comprendre ce désengagement. Il s’agit de l’instinct de conservation et du burn-out. Prenons-les dans cet ordre.

L’instinct de conservation peut se définir ainsi :

L’instinct de conservation ou instinct de survie veut assurer la survie de l’organisme et plus généralement son intégrité physique. C’est évidemment le premier instinct présent chez absolument tous les êtres vivants, de la bactérie à l’être humain. Il se préoccupe des besoins physiologiques fondamentaux, en priorité la recherche de nourriture en réponse aux sensations de faim et de soif. Il est attentif aux dangers de l’environnement et veille à se protéger des agressions[2]Fabien et Patricia Chabreuil, Le grand livre de l’ennéagramme, Paris, Eyrolles, 2015, p. 128..

On comprend bien qu’une crise telle que celle du Covid-19 a renforcé notre instinct de conservation et ainsi le repli sur soi, pour répondre à un besoin de sécurité accru. Le danger est devenu plus présent, à la fois dans la réalité et dans notre perception de cette réalité. Les interactions sociales sont devenues potentiellement dangereuses, bien plus qu’auparavant (s’embrasser, se serrer la main, ou passer simplement du temps à discuter sans masque dans la même pièce était source de contamination potentielle), et il a fallu alors rester confinés, pour se protéger soi et protéger les autres. Au début de la crise au moins, certains produits de base se sont faits plus rares, pour différentes raisons : qu’on se rappelle les pénuries de papier toilette, de farine, ou de paquets de pâtes. Les masques et le gel hydroalcoolique, essentiels à notre protection face au Covid, ont aussi manqué en 2020.

Tout cela a contribué à muscler notre instinct de conservation, et celui-ci ne se « dégonfle » pas nécessairement aussi vite que le danger s’estompe. En effet, une fois que l’on a intégré que le toucher et les relations sociales étaient potentiellement dangereuses, comment reprendre une vie comme avant la crise ? Ce stress lié au danger réel et/ou perçu et l’énergie passée à se protéger des « agressions » pourrait expliquer une moins grande disponibilité à l’engagement envers l’autre.

Le deuxième concept éclairant à mes yeux sur cette question du désengagement est celui de burn-out. On désigne par là une maladie qui se traduit par un épuisement émotionnel (perte de motivation et d’énergie pour le travail), un désengagement émotionnel (développement d’une attitude cynique), et une diminution de l’accomplissement personnel (ne plus s’épanouir dans son travail, se croire incompétent)[3]Voir Pascal Ide, Le burn-out. Une maladie du don, Paris, Emmanuel, 2021, p. 28‑31..

Le cabinet Empreinte humaine, qui travaille sur le sujet du bien-être au travail, révèle que le nombre de salariés en burn-out en 2022 est trois fois plus élevé qu’avant la crise de Covid-19[4]https://empreintehumaine.com/wp-content/uploads/2022/07/BT10-Infographie-1-1.pdf.. Cette augmentation du nombre de Français en difficulté sur le plan psychologique explique certainement en partie le désengagement du bénévolat. Il est plus difficile de se donner aux autres lorsqu’on va mal soi-même. Mais il y a plus. Comme l’écrit Pascale Ide, auteur d’un excellent livre sur le burn-out,

« [u]ne des conséquences les plus néfastes de l’épuisement réside dans la suspicion qu’il fait peser sur le don de soi. Ainsi, le BO [burn-out] touchant particulièrement les personnes généreuses, certaines études s’autorisent à déconstruire la générosité[5]Pascal Ide, Le burn-out, p. 80.. »

Le burn-out, dont on parle bien plus ces dernières années (et c’est heureux !) est un danger supplémentaire qui vient piquer, comme un aiguillon, notre instinct de conservation. Et pour s’en prémunir, il faudrait se préserver soi-même, préserver son temps, son énergie, ne pas trop se donner. On comprend alors que l’augmentation du nombre de burn-out, et peut-être plus encore la suspicion que ce fléau fait peser sur le don de soi, contribue au désengagement auquel nous assistons.

Mais est-ce une bonne chose de se préserver de la sorte ? Quel regard éclairé par la Bible poser sur ce constat du désengagement et sur cette suspicion du don de soi ?

Le don de soi, un regard biblique

Il me semble qu’un certain nombre de textes bibliques va à l’encontre de cette logique de préservation de soi. Après que Pierre ait souhaité la préservation de la vie de son maître, Jésus précise ce que sera le chemin des disciples :

« Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il se renie lui-même, qu’il se charge de sa croix et qu’il me suive. Car quiconque voudra sauver sa vie la perdra, mais quiconque perdra sa vie à cause de moi la trouvera. » (Mt 16.25)

Et Jésus est un exemple en cela. Lui qui est Dieu et qui bénéficiait des privilèges liés à sa divinité, il n’a pas cherché à préserver à tout prix sa situation mais il s’est dépouillé lui-même, devenant un homme, pour nous révéler le Père. Et devenu homme, il a offert volontairement sa vie à la croix pour notre salut (Ph 2.6-11). L’apôtre Paul nous invite à avoir entre nous cette même attitude, ces mêmes dispositions (Ph 2.5). L’apôtre Jean écrit dans le même sens :

« A ceci nous connaissons l’amour : c’est que lui s’est défait de sa vie pour nous. Nous aussi, nous devons nous défaire de notre vie pour les frères. » (1 Jn 3.16).

Le chemin du disciple consiste donc bien davantage en don de soi qu’en préservation de soi. La Bible est à contre-courant d’un regard suspicieux sur le don. Est-ce à dire pour autant qu’il faut se perdre dans le don, se donner au point de brûler et de s’épuiser ? Absolument pas !

Jésus lui-même, au cours de son ministère, savait se retirer pour se reposer et pour prier. Ce ne sont pas les besoins des autres qui ont fixé son agenda. Le texte de Marc 1.35-38 est éclairant :

Au matin, alors qu’il faisait encore très sombre, il se leva et sortit pour aller dans un lieu désert où il se mit à prier. Simon et ceux qui étaient avec lui s’empressèrent de le rechercher. Quand ils l’eurent trouvé, ils lui disent : Tous te cherchent. Il leur répond : Allons ailleurs, dans les bourgades voisines, afin que là aussi je proclame le message ; car c’est pour cela que je suis sorti.

On y voit Jésus prendre un temps de prière, de ressourcement spirituel, puis refuser de faire ce qu’on attend de lui, mais rester concentré sur la mission qu’il a reçue du Père. On pressent dans cette articulation entre temps de prière à l’écart (voir aussi Mt 14.23 ; Mc 6.46 ; Lc 4.42 ; 6.12) et temps intenses de ministère, la nécessité d’un mouvement de réception et de don.

Pascal Ide développe largement cet aspect dans son approche du burn-out, qu’il considère comme une maladie du don. Et ce qui est pathologique chez une personne en burn-out selon lui, ce n’est pas le don en soi, mais la manière de donner. Il discerne trois moments du don : la réception, l’appropriation et le don lui-même. Il s’agit donc de recevoir suffisamment par rapport à ce qu’on donne, de s’approprier ce que nous avons reçu (par exemple en exprimant sa reconnaissance pour ce qu’on reçoit ; voir Ps 103.1-2), et enfin de donner à notre tour, sans attendre en retour.

Dans cette perspective, le burn-out ne survient pas parce qu’on s’est « trop donné », mais parce qu’on s’est « mal donné », parce qu’on « n’a pas assez reçu par rapport à ce qu’[on] donnait », parce qu’on « ne s’est pas assez approprié les dons » reçus, ou encore parce qu’on « n’a pas donné en vérité », mais qu’on « a secrètement fini par chercher un retour[6]Ibid., p. 78. ». La prévention du burn-out ne passe donc pas nécessairement par le fait de donner moins[7]Pour le soin du burn-out, c’est autre chose, et il est important d’avoir un suivi médical, mais peut aussi consister en un apprentissage à recevoir et à s’approprier.

Il me semble que l’Écriture situe bien le service chrétien dans cette logique ternaire du don. Le service n’est pas premier, et ce n’est pas lui qui nous lie à l’Église. Si nous sommes membres de l’Église, c’est à cause de ce que nous avons reçu. Le Christ a offert sa vie en sacrifice pour nous, il a vaincu la mort par la résurrection pour nous offrir la vie, et il a répandu sur nous son Esprit, au moyen duquel nous sommes ajoutés à son corps, qui est l’Église (voir 1 Co 12.13). Et le service est fondé sur ce don du salut, sur cette appartenance offerte au peuple de Dieu, et sur les dons spécifiques que l’Esprit fait à chacun (1 Co 12.7-11). Le service est mis en œuvre du don reçu. L’appropriation quant à elle, deuxième moment du don selon Pascal Ide, n’est pas négligée. À de nombreuses reprises les auteurs bibliques invitent les croyants à se souvenir des actions de Dieu en leur faveur, et à exprimer leur reconnaissance au Père de qui viennent toutes choses (Dt 6.20-23 ; 1 Ch 16.15 ; Ps 103.1-2 ; 107.2 ; Ép 5.20 ; Col 1.12 ; 2.7 ; etc.). C’est dans le cadre de cette dynamique d’ensemble qu’il faut comprendre les appels très forts dans la Bible à renoncer à soi-même, et à s’offrir à la suite du Christ pour les frères et sœurs.

Conclusion

Que ferons-nous ? Entre tentation d’une logique de préservation et risque d’épuisement, comment servirons-nous, dans l’Église et dans le monde ? Quelques éléments de synthèse :

  • Apprenons à recevoir. Par la célébration du culte (la louange, la prédication, la cène, la prière de la communauté), par les soirées J’ai soif, par la pratique personnelle des disciplines spirituelles (méditation biblique, prière, etc.), par la lecture, par des escapades en nature, par une pratique sportive, par la pratique d’une activité artistique, par l’entretien de relations amicales.
  • Apprenons à nous approprier. En faisant mémoire de ce que Dieu a fait pour nous, en Christ et dans nos vies personnelles, au moyen de la méditation biblique, de la cène, ou simplement dans le silence. En accueillant les paroles encourageantes des frères et sœurs. En exprimant notre reconnaissance, à Dieu, et aux membres de la communauté.
  • Réapprenons à donner, et à nous donner. En ne prenant pas la place du sauveur, qui est déjà assurée par le Christ. En évitant de s’imposer à l’autre. En évitant d’outrepasser ses limites et ses capacités. Mais en se donnant vraiment, par amour de Dieu et du prochain.

Il est possible de se donner beaucoup, sans s’épuiser. Bien sûr, la mesure du « beaucoup » dépendra de chacun, de sa personnalité, de la saison de vie traversée, et, redisons-le, de ce que chacun a reçu.

« Par la grâce qui m’a été accordée, je dis à chacun d’entre vous de ne pas entretenir de prétentions excessives, mais de tendre à vivre avec pondération, chacun selon la mesure de la foi que Dieu lui a donnée en partage. » (Rm 12.3)

Entre activisme épuisant et préservation de soi, l’Évangile nous ouvre une troisième voie, un chemin pour nous donner sans (nous) brûler…

Thomas Poëtte

 

Crédit photo : Photo de Maxime, Jon Tyson, John Price sur Unsplash

Notes

Notes
1 Enquête commandée par Recherches et Solidarités : https://recherches-solidarites.org/wp-content/uploads/2022/03/LFB-etude-24-05-2022.pdf
2 Fabien et Patricia Chabreuil, Le grand livre de l’ennéagramme, Paris, Eyrolles, 2015, p. 128.
3 Voir Pascal Ide, Le burn-out. Une maladie du don, Paris, Emmanuel, 2021, p. 28‑31.
4 https://empreintehumaine.com/wp-content/uploads/2022/07/BT10-Infographie-1-1.pdf.
5 Pascal Ide, Le burn-out, p. 80.
6 Ibid., p. 78.
7 Pour le soin du burn-out, c’est autre chose, et il est important d’avoir un suivi médical